chill out (alice)

Ce n'est rien. Rien de plus qu'un t-shirt, oublié derrière le canapé. Et pourtant, la demi-nymphe éclate en sanglots, secouée par la réalité, par les événements qu'elle tente d'occulter. Victoria est partie. Victoria n'a laissée derrière elle qu'un vieux t-shirt oublié dieu seul sait quand, coincé dans un coin poussiéreux de la maison. Leur histoire n'est plus que ça ; un coin poussiéreux aux projets avortés.

Et elle ne comprend toujours pas, ne parvient pas à saisir l'instant précis où les choses ont déraillé. Existe-t-il seulement un instant précis ? Un moment qui lui a échappé, des indices qu'elle aurait dû voir ? Elle ne sait plus. Alors qu'elle pleure en serrant le t-shirt, Alice ne sait plus. Elle voudrait cesser de ressentir, de sentir ce vide qui grignote une partie d'elle-même de cette façon. Ce départ n'a fait que la priver d'une partie de son âme. Une partie conséquente de son équilibre. Même lorsqu'elle n'en parle pas. Surtout lorsqu'elle n'en parle pas, à vrai dire, gardant pour elle la tristesse provoquée par ce départ. Elle fait taire son esprit, ses émotions, en se jetant à corps perdu dans sa lutte contre les forces du mal. Ne fait plus grand chose de plus que de naviguer entre ses obligations de sorcière et son commerce, pour s'occuper. Pour éviter les moments comme ceux-là, où elle pleure seule au milieu de son salon, assise à même le sol, en regrettant un passé qu'elle ne pourra jamais rattraper.

Elle ne sait pas combien de temps ça dure. Le temps semble se figer et se distendre à la fois, alors que ses doigts finissent par s'agripper à la fourrure de Pan. Le chien-loup, patient, la laisse pleurer, passe un coup de langue contre ses larmes. Lui assure, même, qu'elle n'est pas seule. Elle ne l'est pas, elle le sait ; pourtant, elle feint de l'ignorer pendant que les sanglots la secouent. Finissent par s'amenuiser pour ne laisser qu'une fatigue lassante à laquelle elle commence à s'habituer. Lorsqu'elle se relève en essuyant les vestiges de larmes sur son visage, c'est avec une idée claire en tête ; trouver le moyen de vaincre le fils de Pestilence.

De quoi s'occuper la tête. S'occuper les mains. Ne plus penser à Victoria, ne plus penser à tout le reste. De quoi faire quelque chose de plus utile que de se morfondre sur ce qui n'existera plus.

Sa dernière rencontre avec le démon lui a laissé des marques. Physiques et psychiques. Ce n'est pas n'importe quel démon. Et il a fait bien plus que de s'en prendre à des innocents. Il l'a privée d'une mère, pour une raison qu'elle ne parvient pas à comprendre. Et il est dangereux, assurément. Assez pour qu'Alice ne puisse plus reculer. Elle devrait certainement ralentir un peu, cesser de s'épuiser à la tâche ardue qu'elle s'impose. Mais au lieu de ça, elle s'affaire déjà en cuisine, son grimoire ouvert sur le plan de travail, les herbes disposées à sa portée. Fils de Pestilence. Rien que ça. Un démon qu'on ne peut pas vaincre si facilement et pourtant, c'est bien ce qu'elle entend faire, qu'importe le nombre de potions à créer, à tester et à remanier pour ça. Elle en finira. Aujourd'hui, s'il le faut, malgré la tempête qui se lève.

Sa main se porte brièvement à son cœur lorsque la voix de son être de lumière retentit dans le silence de la pièce. Même habituée, elle garde ce réflexe, vieux vestige des sursauts qu'elle n'a plus quand elle entend la voix de son guide. Le premier sourire de sa journée se glisse sur ses lèvres, alors qu'elle se tourne vers Cyran. Malgré les reproches qu'elle entend en sous-texte dans ses mots. Parce que, quoi qu'elle puisse en dire, elle est heureuse de le voir là. « Est-ce que ça ressemble à de la cuisine ? » Évidemment que non. Et évidemment qu'ils le savent tous les deux. La demi-nymphe ne se laisse pas réellement distraire, vient surveiller la casserole dans laquelle une mixture peu ragoûtante est en train de mijoter. « J'ai un démon à vaincre. » annonce-t-elle, comme si ça pouvait mettre un terme à la conversation. « Aujourd'hui. » se sent-elle obligée de préciser, au moment même où le tonnerre se met à tonner à l'extérieur, la pluie battant plus fortement les vitres de la maison.

« Tu es venu jouer les rabats-joies ou m'aider ? Je crois que c'est un démon qui en a après ma famille... Je l'ai déjà affronté. Récemment. » Sa main vient machinalement baisser la manche de son pull, essayant de soustraire à la vue de Cyran la blessure qui court le long de son poignée. Elle sait qu'elle aurait dû l'appeler pour qu'il la soigne. Mais elle sait aussi qu'elle n'aurait pas été en mesure de supporter une leçon de morale. « Si c'est le cas, je suis en danger, mais mon père l'est également. Sans compter les dizaines et les dizaines d'innocents qu'il pourrait décimer pour arriver à son but. J'ai réussi à l'identifier. Un descendant des chevaliers de l'apocalypse. Tu as des infos ? Il serait lié à Pestilence. » Définitivement, Alice tente de mettre ses émotions à distance. Ça se voit. Ça s'entend dans chacun des mots qu'elle prononce, alors qu'elle se bute à vouloir sortir chasser un démon sous une tempête qui ne fait que s'intensifier de seconde en seconde.

« Hm, hm... » est sa seule réponse, alors qu'elle relève les yeux vers Cyran brièvement, retournant bien vite à sa nouvelle obsession en tâchant de ne pas se sentir coupable de le laisser mourir de faim. Elle n'a pas mangé de la journée, d'ailleurs, mais ne semble même pas s'en apercevoir alors qu'elle continue de s'affairer dans sa quête, aussi vaine que la potion qu'elle prépare.

Un rire lui échappe, pourtant, bien audible lui, quand il décide de prendre le félin comme témoin de la situation. « Je me tiens parfaitement à distance des problèmes. Freyja, dis-lui. » lance-t-elle, prenant elle aussi à partie le pauvre chat qui se retrouve entre deux feux. Un miaulement plus tard et Alice lève les yeux au ciel tandis que sa petite compagne à quatre pattes donne raison à l'être de lumière. Un miaulement s'échappe des lèvres de la demi-nymphe, parfaitement exécuté, se traduisant par le simple mot « Traitre. » rendu inaudible à des oreilles non initiées. Mais la réalité reste que ça l'amuse légèrement. Que la familiarité du moment, finalement, vient apaiser un peu son cœur. Cyran sait toujours définitivement choisir ses moments pour s'imposer chez la brune. Et elle pourrait l'en remercier, si elle n'était pas occupée à exposer un plan particulièrement faillible. Un plan qui n'en est pas un alors même qu'elle est particulièrement sérieuse.

Sa bouche s'ouvre et se referme, tandis qu'elle quitte enfin ses préparations du regard pour poser le sien sur le visage de Cyran. Presque outrée, visiblement, de ce qu'elle entend. « Je... » tente-t-elle d'exprimer, se résignant d'un soupire en ajoutant un peu abruptement une herbe à la mixture sur le feu. Elle se débrouillera toute seule, alors ; voilà ce qu'elle décide sur l'instant. Une petite explosion retentit dans la cuisine, sans que cela n'alarme particulièrement la sorcière ; rien de plus normal que cette réaction, vue le mélange d'ingrédients.

Elle ne veut pas voir qu'il a raison. Ne veut pas voir, non plus, que la quête dans laquelle elle s'est lancée ne peut que lui apporter plus d'ennuis encore. Car Lysander n'est pas n'importe quel démon et qu'elle n'a pas les ressources pour le vaincre. Qu'importe à quel point elle voudrait y croire, c'est un autre problème qu'elle tente de chasser à grands coups d'ingrédients jetés dans une casserole. Mais elle n'arrive pas à camoufler un sourire en voyant Cyran abdiquer. Ou, en tout cas, en donner l'air. « Oh, donc tu ne me donneras pas d'infos, mais par contre, tu as la gentillesse de m'aider à préparer la potion ? » lance-t-elle, acerbe. D'une humeur massacrante, finalement.

Une humeur qu'elle n'offre pas à la vue de tous mais qu'elle refuse de nier ou d'atténuer face à son être de lumière, malgré le déni dans lequel elle continue de se blottir. Trop longtemps, maintenant, qu'il la connait. Trop de temps passé ensemble, trop de larmes qu'il a vu couler sur le visage de la nymphe pour qu'elle veuille faire semblant d'aller bien. Elle ne va pas bien. Ils le savent aussi bien l'un que l'autre. Et Cyran est probablement la seule âme près de laquelle elle s'autorise à perdre un peu de son air solaire.

Elle attrape le bocal qu'il lui tend, reportant toute son attention sur sa tâche. « Non. » répond-t-elle, avec plus de précipitation qu'elle ne l'aurait voulu. Réalisant qu'elle tend le bâton pour se faire battre. « Cyran... » commence-t-elle, avant de se décider à se tourner vers lui. Reculant finalement à mi-chemin pour lui dire le réel fond de sa pensée, pour ne pas le supplier de la soutenir dans cette décision obsessionnelle. « La potion sera tout aussi efficace sans. Il faut juste rajouter un peu plus d'écailles, un peu moins de laurier et trois gouttes de sang de salamandre supplémentaires. Mes bases vont très bien, merci de t'en inquiéter. » Elle réalise bien qu'elle déraille. Que sa potion ne fera qu'effleurer le démon. Que ce n'est même pas le plus important dans toute cette situation. « J'ai survécu sans plan une première fois, non ? J'y arriverais bien une seconde. » lâche-t-elle encore.

Réalisant, enfin, en s'entendant parler. Réalisant ce qu'elle dit et la façon dont elle le dit. Reposant le bocal qu'elle tient encore dans les mains pour finalement s'adosser contre son plan de travail et inspirer profondément. « Non, je n'ai pas de plan. Je veux juste... Je n'ai pas envie de penser à autre chose qu'à la préparation de cette potion. J'ai besoin de le faire. » Son regard fini enfin par venir se planter dans celui de son guide. « Si j'arrive à le vaincre... Alors j'aurais au moins réussi ça. » À défaut d'avoir réussi son mariage. À défaut d'avoir réussi à maintenir soudée cette famille qu'elle pensait solide. « J'ai besoin de ça. De cette victoire là. Au moins celle-la. Je crois qu'il est le démon responsable du massacre du groupe de nymphes dans lequel vivait ma mère. Et... Et j'ai besoin que tu me soutiennes. Tu ne peux pas me cacher des informations, si tu en as. C'est ton job. Laisse-moi faire le mien, d'accord ? » Elle laisse entrevoir une faille, alors même que sa propre voix la trahit. Parce qu'elle n'a pas de plan. Pas de potion réellement efficace. Même pas la volonté d'attenter réellement à la vie d'un autre être vivant, démoniaque ou non.

Rien que l'envie d'accomplir quelque chose, d'avoir l'impression de reprendre le contrôle sur sa vie. Rien qu'un peu, alors que les choses semblent tellement lui échapper depuis son divorce.

Elle peine à réaliser que d'annoncer avec autant de détachement avoir potentiellement retrouvé l'assassin de sa mère montre bien à quel point elle peut perdre le sens des réalités, parfois. Parce que ça se cumule au reste. À tout ce qu'elle refuse de travailler. Tout ce qu'elle refuse de voir en face.