Ghosts of the past (Abigail)

19h. Les journées rallongeaient avec l’arrivée du printemps et les riverains en profitaient pour laisser leurs enfants s’ébattre dehors un peu plus longtemps après leur sortie de l’école. Parfois, comme c’était le cas ce jour-là, Masaru s’installait sur un banc et les observait, ombre silencieuse que certains parents toisaient avec défiance lorsqu’ils s’aperçevaient que, contrairement à eux, il était venu seul.

Le japonais n’avait que faire de leurs regards inquisiteurs, ayant l’habitude qu’on lève sur lui des yeux animés d’émotions bien plus intenses. Il n’était pas une menace pour les faibles petits humains qu’ils étaient, pas alors qu’il était libre de tout contrat. Il se divertissait, simplement, cherchant à comprendre le fonctionnement d’un monde auquel il était étranger.

Lorsque la nuit était tombée, il avait pris congé du parc et il avait fait un arrêt dans une boulangerie française pour y attraper un sandwich, qu’il mangerait sur le pouce en rentrant jusqu’à son hôtel.

Ses activités étant à risque, il avait fait le choix de ne plus se sédentariser maintenant qu’il était contraint de faire cavalier seul. Au Japon, il vivait dans une grande maison traditionnelle avec le reste de son clan, sur laquelle chacun veillait à tour de rôle pour assurer aux autres un sommeil serein et réparateur. Ici, aux Etats-Unis, il ne pouvait compter que sur lui-même et ne pas demeurer longtemps au même endroit était le meilleur moyen pour échapper à des représailles.

Il n’était plus qu’à un petit kilomètre de sa chambre lorsqu’un pressentiment désagréable l’avait envahi. Sans modifier son allure, il avait tendu l’oreille et s’était montré plus attentif à son environnement. Au bout d’une poignée de minutes, certain de sa conclusion, il avait changé d’itinéraire. Quelqu’un le suivait, et ce n’était probablement pas pour lui demander l’heure.

Ses pas l’avaient conduits jusqu’à une ruelle quelque peu isolée, dans laquelle il s’était immobilisé. Il était né pour être un prédateur et non pas une proie, fuir n’était donc pas le premier de ses réflexes.

- Inutile de rester cachés, si c’est pour être aussi peu discrets…

Sa voix était calme, assurée. L’un de ses sourcils s’était toutefois légèrement levé lorsqu’il s’était retrouvé face à face avec trois individus presque intégralement tatoués, qui lui avaient rappelé les Yakuzas de son pays natal.

N’ayant pas souvenir d’avoir traité avec eux, il les avait questionnés au sujet du motif de leur entrevue mais une boule de feu, projetée dans sa direction, avait rapidement mis fin à toute volonté de dialogue.

Le combat qui s’était engagé était déloyal. Trois sorciers, c’était beaucoup de puissance à contrer, même pour un mercenaire surentraîné.

Alors qu’il avait mené la danse pendant les longues premières minutes de l’affrontement, bien aidé par ses talents d’illusionniste, une lame crantée avait fini par s’insinuer dans sa chair.

Une fois encore, il s’était félicité de ne s’habiller qu’en noir. Cela lui permettait de se fondre plus facilement dans le décor, mais aussi et surtout de dissimuler le sang qui suintait des blessures que l’on pouvait lui infliger. La vue de ce liquide carmin, témoin d’un état de faiblesse passagère plus ou moins important, avait tendance à stimuler l’ennemi.

Il avait survécu à bien pire qu’à la plaie qui venait de lui être infligée et, pourtant, il avait rapidement senti ses forces s’amenuiser, jusqu’à ne plus être capable d’utiliser ses pouvoirs.

Voilà qui allait sérieusement corser les choses.

Arme magique ou empoisonnée ? Boosté par l'adrénaline, l’hybride n’avait pas baissé les bras et était même parvenu à éliminer l’un de ses adversaires. Une autre poignée de minutes plus tard toutefois, il avait commencé à sentir ses genoux se dérober sous son poids.

Conscient du caractère critique de la situation, il s’était mis en tête de se replier mais ses opposants ne l’entendaient évidemment pas de cette oreille.

Ghosts of the past

Elle est en retard. Abigail traverse d’un pas dynamique le quartier de Tenderloin, soupirant de ne pas pouvoir utiliser son pouvoir de téléportation, mais sa mère l’a mise en garde contre les conséquences d’un usage personnel de la magie. Des arguments dissuasifs. Elle soupire de nouveau sachant qu’elle aurait pu utiliser les transports en commun si elle n’avait pas oublié son porte-monnaie chez elle. La prochaine fois, elle vérifiera avant de partir. Ou bien elle prendra la voiture… Ses pas résonnent à ses oreilles tandis que son esprit vagabonde. Elle ne remarque pas tout de suite les bruits de lutte, passant devant la ruelle sans s’arrêter, mais elle ralentit et fait demi-tour.

Prudente et intriguée par les bruits perçus, la jeune sorcière passe la tête pour regarder dans la ruelle assombrie par la nuit tombée. A la lumière parcimonieuse, elle parvient à distinguer deux silhouettes et une troisième à genoux. Alors quand l’un des agresseurs fait apparaitre une boule de feu, Aby réagit.

- Mur… Le mot franchit ses lèvres tandis qu’un mur de briques apparait devant l’agressé, absorbant l’impact.

Se concentrant, elle souhaite faire usage de son pouvoir de projection mais elle doit esquiver une arme lancée à son encontre et se téléporte à côté du blessé. Le mur, précédemment matérialisé, disparait. Ne se considérant pas en position de combattre, elle préfère battre en retraite en emmenant l’inconnu avec elle, le soustrayant ainsi à ses attaquants, sans plus de consentement. Elle choisit de le ramener chez elle, un petit studio qu’elle occupe à proximité de son lieu de travail, ce qui lui facilite les trajets. Une fois en sécurité, elle allume la lumière et se fige en voyant le visage de l’homme. Lui reviennent en mémoire des images cauchemardesques de son enfance. Pourtant elle n’a vu son visage que brièvement, mais suffisamment pour qu’il marque son esprit et perturbe ses nuits. Elle a fini par s’en défaire, jusqu’à maintenant…

- Vous…

Abigail ne sait que faire devant cet individu, elle n’est pas certaine qu’il se souvienne d’elle. Son regard est détourné par la tâche rouge qui commence à marquer le sol. Que faire… Elle l’a vu tuer quelqu’un… Dorénavant il est blessé sur le sol de son studio… Elle hésite...

Masaru avait rassemblé ses dernières forces pour franchir d’un bond un muret qui lui aurait permis de se soustraire à ses ennemis lorsqu’il avait senti une force surnaturelle le plaquer violemment en arrière sur le sol dur et froid de la ruelle. Télékinésie, sans aucun doute. Dents serrées, il s’était redressé, aussi prestement que possible, mais il avait été contraint de demeurer à genoux par ses adversaires.

Lorsque l’un d’eux l’avait de nouveau menacé d’une boule de feu, il s’était tenu prêt à dégainer les petites dagues qu’il conservait dans ses chaussures dans une ultime tentative de riposte mais il avait reçu un soutien inattendu.

Tout était allé très vite et, quelques instants après qu’une barricade de pierre ait stoppé les flammes qui menaçaient de le défigurer, il avait été téléporté par sa mystérieuse alliée.

Il était toujours à demi accroupi lorsqu’il avait atterri dans une pièce sombre à l’odeur féminine et, lorsque la lumière avait été allumée, il avait eu la surprise de découvrir qu’il se trouvait au beau milieu d’un studio.

La jeune femme blonde qui lui avait porté secours semblait regretter son initiative depuis qu’elle avait découvert son visage, pourtant à demi recouvert par ses longs cheveux bruns. S’étaient-ils déjà croisés ? Son minois à elle ne lui revenait pas…

- Qui êtes-vous ?

Ses yeux en amande cartographiaient les lieux. Deux premières suppositions lui étaient venues à l’esprit : soit il avait affaire à une inconsciente, qui venait d’exposer son domicile à des visites aussi dangereuses qu’impromptues, soit cette petite blonde à l’apparence innocente cachait bien son jeu et s’apprêtait à finir ce que les trois autres individus avaient commencé.

Un phoenix, même blessé, n’était pas un adversaire à prendre à la légère. Il lui était pour le moment impossible de se relever complètement sans chanceler mais au premier geste suspect de l’inconnue, il bondirait sur elle comme une vipère, malgré le sang qui gouttait paresseusement de son ventre vers le sol.

- Où sommes nous et pourquoi m’avez vous amené jusqu’ici ?

Il était trop tôt pour des remerciements. On l’avait assez entraîné pour ne pas qu’il baisse sa garde à la moindre marque de sympathie. Il avait besoin d’explications. De certitudes.

Son regard demeurait neutre, pourtant, un observateur avisé pourrait y percevoir la même lueur de défiance que dans celui des animaux sauvages, piégés dans les phares d’une voiture.

Ghosts of the past

Il ne la reconnait pas. Aby lâche un soupir de soulagement bref, mais cela ne chasse en rien l’hésitation qu’elle ressent depuis qu’elle a allumé la lumière. Pendant un instant, elle se met à douter de ses souvenirs. Comment cet homme qu’elle a vu tuer peut-il se retrouver en position d’infériorité ? Aurait-elle diabolisé un évènement marquant ? Quoiqu’il en soit, elle ne peut pas revenir en arrière, alors autant poursuivre ce qu’elle a entreprit.

- Je m’appelle Abigail, répond-elle en omettant son nom. Elle n’a aucune envie d’en dire trop à cet homme dont la méfiance n’a pas échappé à la sorcière. Et vous êtes chez moi.

La jeune femme s’écarte de l’interrupteur, revenant vers le centre de la pièce et le blessé, qui se montre avare en remerciements. Mais elle n’en prend pas ombrage. Elle sait qu’il peut être risqué de ramener des inconnus chez soi, surtout quand l’un d’eux a hanté ses nuits enfantines, c’est pourquoi elle préfère compromettre son studio plutôt que la demeure familiale ou celle des Halliwell. S’il se montre agressif, elle tâchera de l’immobiliser ou de le transformer en quelque chose d’inoffensif, même s’il semble déjà bien diminué.

- Vous étiez en mauvaise posture, il me parait évident que je vous ai évité de finir carbonisé dans cette ruelle non ? fait-elle remarquer en pointant sa blessure. Si vous savez avec quoi ils vous ont blessé ça m’aiderait à trouver le remède le plus adéquat pour vous soigner.

A moins qu’il ne veuille pas de son aide et cherche à se soigner seul ou ailleurs. En tout cas, elle ne le retient pas s’il souhaite partir, ce qui lui éviterait d’avoir une boule au ventre…

Option un, donc : il avait à priori affaire à une inconsciente, à moins que la personne en face de lui possède plusieurs lieux de résidence et que celui ci ne soit qu’un pied à terre en cas de danger.

Ne voulant pas la vexer alors qu’elle lui était malgré tout venu en aide, Masaru avait gardé sa réflexion pour lui. Il avait néanmoins jugé utile de formuler une petite mise en garde.

- Abigaël. On m’appelle Maze. J’espère pour vous que mes récents opposants ne seront pas tentés de nous suivre jusqu’à votre salon. Avez-vous un système de protection quelconque ?

Déjà, anticipant une potentielle nouvelle attaque, il étudiait les possibilités de mise à l’abri et de défense de l’appartement mais le fait qu’il s’agisse d’un studio rendrait la tâche vraiment ardue.

La jeune femme n’avait pas manqué de constater qu’il n’était pas très reconnaissant au vu des récents évènements. Le japonais était pourtant un homme poli au quotidien, mais dans les contextes où la méfiance était de mise, cette qualité passait au second plan au profit de la survie.

- J’avais encore quelques cartes dans ma main, mais vous avez raison, je vous suis bien redevable pour votre intervention.

Une fois cet aveu fait, il avait quitté sa position accroupie pour s’assoir, adossé contre un mur et être en mesure d’examiner brièvement sa blessure.

La plaie saignait abondamment pourtant, s’il stoppait rapidement l’hémorragie, elle ne serait pas suffisante pour être létale. Ce détail lui avait donné une information précieuse au sujet de ses assaillants : il ne s’agissait au moins pas de tueurs aguerris.

Souvent, lorsqu’il était en mission, le phœnix portait un tee-shirt en kevlar pour se prémunir de ce genre de désagréments, mais pas lorsqu’il était « en civil ». L’incident de ce soir lui servirait certainement de rappel pour l’avenir : ne jamais, jamais baisser sa garde. Ses instructeurs le lui avaient pourtant répété à maintes reprises, durant son entrainement.

- J’ai été poignardé avec un athamé, lame à double tranchant, 15 cms environ, non crantée.

L’information que l'objet l’avait momentanément privé de ses pouvoirs aurait été importante à communiquer mais, pour l’heure, il hésitait à le faire, car cela le rendait très vulnérable.

- Un cataplasme d’argile devrait faire l’affaire, si vous avez ça sous la main. Si non, je me débrouillerai de mon côté.

Ses yeux en amande s’étaient de nouveau posés sur le visage de son interlocutrice, qui paraissait toujours tendue.

- M’éclairerez-vous sur les circonstances de notre première rencontre ?

Ghosts of the past

« On m’appelle Maze… » Etrange formulation qui incite Abigail à se demander si c’est son vrai nom. Est-ce un indice sur l’individu qu’elle accueille chez elle ? Tortueux comme un labyrinthe ? Dangereux pour qui s‘égare à l’intérieur ? Ses pensées fusent et elle préfère ravaler la crainte éprouvée, car elle en viendrait à douter de la pertinence de son sauvetage. Sa remarque sur la protection des lieux lui arrache un bref sourire.

- Oui, il y a plusieurs protections, confirme-t-elle sans s’étendre plus sur les dispositifs mis en place. Sa mère lui a suffisamment répété de s’assurer d’avoir les moyens de défense adéquats chez elle, donc Abigail a protégé les accès de son studio contre les intrusions indésirées mais ses défenses sont moins poussés que celle de la demeure familiale. Elles sont suffisantes pour ralentir les intrus.

Ralentir pour avoir le temps de réagir ou de fuir suivant les circonstances. Même si elle sait se défendre, Aby n’a pas la même hargne pour le combat que sa sœur ou sa mère. Néanmoins, elle reste une adversaire à ne pas sous-estimer. Le blessé finit par admettre qu’il lui est redevable, ce qui satisfait l’étudiante bien qu’elle ne soit pas dans la recherche d’une dette à solder. Il en profite pour se redresser et examiner sa blessure suite à la demande de la jeune femme. Cette dernière jette un regard méfiant vers l’asiatique car la précision des informations concernant l’arme indique qu’il est familier de ce genre d’objet. Les détails apportés lui donnent l’impression d’avoir affaire à un militaire ou un agent des forces de l’ordre. Il l’oriente vers les ingrédients à utiliser et Aby se dirige vers sa kitchenette. Elle ouvre un placard et en sort trois flacons, prépare un cataplasme, puis elle récupère une cuvette, des serviettes et des bandages dans la salle de bain. Elle s’approche de Maze et s’agenouille, restant vigilante sur tout signe suspect.

- Il faut nettoyer la plaie avant de la soigner. Relevez votre tee-shirt que je puisse le faire à moins que vous préfériez le faire vous-même.

Aby a partiellement suivi les indications de son interlocuteur, ajoutant certaines combinaisons d’ingrédients favorisant notamment la coagulation et réduisant la douleur. Elle a appris plusieurs recettes de soins, considérant que c’est tout aussi utile que de connaitre les caractéristiques des démons. Par contre la dernière question de Maze la crispe et elle pose un regard scrutateur sur lui. Il n’a pas l’air aussi terrible et terrifiant que dans son souvenir mais elle ne peut effacer cette vision passée. Sauf qu’elle se voit mal lui avouer qu’elle l’a vu tuer quelqu’un.

- Il me semble vous avoir déjà vu, vous me rappelez une personne croisée un soir lors d’une altercation il y a quelques années…

Abigail reste assez vague et transforme les circonstances, car s’il est vraiment le tueur de ses cauchemars, elle n’a pas envie qu’il sache avoir devant lui un témoin de ses crimes. La prudence reste de mise même s’il est diminué par sa blessure.